Pour cette méditation, je souhaite partager avec vous quelques extraits de témoignages et textes entendus en préparation de et pendant l’Assemblée générale de la Communion Mondiale d’Églises Réformées CMER en Thaïlande, placée sous le thème « Persévère dans ton témoignage ».
Cette Assemblée a vu défiler toutes les situations et thèmes révoltants et inquiétants de notre monde. Pour tout dire, c’était déprimant, mais aussi un rappel nécessaire qu’il nous faut passer par là pour trouver une parole qui ne soit pas une consolation bon marché. Avant de pouvoir goûter et apprécier des interventions qui nous permettent d’aller plus loin que l’accusation, la dénonciation et le cri d’alarme ou de souffrance, il a fallu réapprendre à souffrir avec ceux qui souffrent. « We must share our sufferings to be a united church » disait une pasteure suédoise.
C’est ce qu’a fait Rima Nasrallah. Elle est pasteure libanaise et professeure de théologie pratique au NEST à Beyrouth. Ce printemps, pendant la guerre à Gaza, elle a publié cette brève méditation sur un extrait du Livre des Lamentations :
Lamentations 5, 2-12
2Notre héritage a passé à des étrangers, Nos maisons à des inconnus.
3Nous sommes orphelins, sans père; Nos mères sont comme des veuves.
4Nous buvons notre eau à prix d’argent, Nous payons notre bois.
5Nous sommes poursuivis, le joug sur le cou; Nous sommes épuisés, nous n’avons point de repos.
6Nous avons tendu la main vers l’Egypte, vers l’Assyrie, Pour nous rassasier de pain.
7Nos pères ont péché, ils ne sont plus, Et c’est nous qui portons la peine de leurs iniquités.
8Des esclaves dominent sur nous, Et personne ne nous délivre de leurs mains.
9Nous cherchons notre pain au péril de notre vie, Devant des bandes armées du désert.
10Notre peau est brûlante comme un four, Par l’ardeur de la faim.
11Ils ont déshonoré les femmes dans Sion, Les vierges dans les villes de Juda.
12Des chefs ont été pendus par leurs mains; La personne des vieillards n’a pas été respectée.
« Ils disent : « Paix, paix… » mais il n’y a pas de paix !
Osons-nous parler de paix alors que nous voyons chaque jour des dizaines d’enfants se faire tuer sous nos yeux ? Des familles chassées de leurs maisons, des jeunes gens abattus alors qu’ils attendaient de la nourriture ?
Nous voulons détourner le regard, passer à des images plus réjouissantes. Ces scènes sont devenues trop difficiles à supporter et nous nous sentons impuissants face à une situation qui ne cesse de s’assombrir. Notre esprit ne peut concevoir comment des êtres humains peuvent infliger cela à d’autres.
Et pourtant, le livre des Lamentations nous rappelle que ce n’est pas nouveau. Des scènes similaires, avec des armes bien sûr différentes, se sont déroulées sur ce même sol et se sont répétées à maintes reprises entre différents groupes de personnes. La même douleur et les mêmes actes atroces.
Et même si nous nous sentons poussés à agir et à rêver de solutions, il est également important de reconnaître la souffrance. Nous devons pleurer avec l’enfant dont la famille n’est plus, trembler avec l’adolescent qui se soustrait aux balles en essayant d’obtenir un maigre morceau de pain, et broyer du noir avec le vieil homme qui voit les fruits de sa vie s’effondrer. Nous devons voir la douleur et reconnaître la perte.
Car lorsque nous passons trop rapidement de la critique de la guerre à la discussion sur la paix, nous risquons de transformer ces expériences en abstractions et d’ignorer la vie piétinée des individus. Nous tombons dans le piège de compter les chiffres et d’oublier les noms.
Si nous avons appris quelque chose au Moyen-Orient, c’est que la guerre n’est pas seulement une stratégie conçue par des dirigeants, ni une bataille menée avec des drones et des roquettes pendant quelques mois ou quelques années, mais qu’elle s’inscrit dans les corps et endommage les âmes pour les générations à venir. Et finalement, elle se reproduit…
C’est pourquoi nous élevons aujourd’hui notre voix devant Dieu pour nous lamenter. Nous pleurons et nous demandons : « Jusqu’à quand, Seigneur ? Et combien de fois encore ? Viens, Seigneur, et apporte le rétablissement à tout ton peuple ».
A Chiang Mai, nous avons en effet dû réapprendre à d’abord entendre longuement la souffrance de tant de gens sur la terre.
Pendant l’Assemblée, deux prises de parole en particulier m’ont impressionné : la première a été un exposé du Prof. Jude Lal Fernando, un théologien irlando-sri lankais, au Trinity College à Dublin. Dans son exposé sur la résurrection comprise comme la rébellion divine contre la souffrance et la mort, il a en particulier renversé l’enchaînement occidental classique des étapes qui mènent le croyant à agir contre le mal : regarder, juger/réfléchir, agir. De sa lecture des textes bibliques, en particulier de crucifixion et de la résurrection, il tire une autre série : écouter, agir, voir. Il s’agit d’abord d’écouter avec attention les cris, et d’y discerner l’action nécessaire qui découle. L’action faite, on peut voir le résultat. Notre défi, celui de la mission de l’Eglise est de briser la barrière entre l’écoute et l’action qui permet à Dieu de rétablir la vie. Ceux aujourd’hui qui orchestrent la haine et la souffrance dans le monde sont des nations « chrétiennes ». Comment la chrétienté peut-elle résoudre ce problème ?
Une autre voix du Proche Orient a apporté un élément de réponse à ce dilemme. Il s’agit du pasteur Adon Naaman, de Homs, Syrie. Homs, capitale de l’État islamique pendant plusieurs années. Adon est un jeune pasteur, fraîchement gradué du NEST justement. La paroisse n’avait plus de pasteur pendant cette période. Il a été placé là après la défaite de ISIS. Après la fuite de Bashar El Assad en décembre dernier et la prise du pouvoir par les les islamistes d’Idlib, il a été rapatrié quelques mois au Liban par sécurité. Il est désormais de retour. A Chiang Mai, il a donné un témoignage fort dont voici quelques extraits.
« Nous avons appris à vivre au jour le jour, à préserver nos rêves avec soin, comme du verre. Au début, nous avions l’habitude de dire : « Un jour, tout cela prendra fin. » Mais après des années de guerre et de déplacements, les gens ont cessé de compter les jours. Nous avons appris une nouvelle façon de vivre, une façon où l’horizon disparaît et où l’on continue d’avancer malgré tout. Mais cette expérience est-elle propre à la Syrie ? Elle est partagée par beaucoup dans notre monde : à Gaza, au Soudan, au Liban, en Ukraine, partout où les gens se réveillent sans savoir ce que leur réserve le lendemain. De ce terreau d’incertitude, quelque chose a commencé à grandir en moi, lentement, silencieusement, une nouvelle façon de comprendre la foi et l’espoir. Une théologie née non pas des livres ou des conférences, mais de l’acte quotidien de survivre avec dignité. Je l’appelle « l’espoir sans horizon ».
Qu’est-ce que cela signifie ?
L’espoir sans horizon est l’espoir que l’on cultive lorsque l’avenir est incertain. C’est la foi qui nous pousse à continuer d’avancer lorsque la route s’estompe dans le brouillard. Il ne s’agit pas de voir la lumière au bout du tunnel, il s’agit de devenir la lumière à l’intérieur du tunnel.
Il y a une citation du dramaturge syrien Saadallah Wannous dont je me souviens toujours. Il dit : « Nous sommes condamnés à espérer. » Je pense qu’il voulait dire que l’espoir n’est pas une option pour nous. Ce n’est pas une humeur. C’est une aptitude à survivre. C’est la seule chose qui nous permet de rester humains lorsque tout le reste s’effondre. En Syrie, j’ai découvert que nous sommes condamnés non seulement à espérer, mais aussi à accepter notre contexte.
Nous ne pouvons pas choisir des temps paisibles pour notre foi. Nous vivons notre théologie au coeur de la tempête, et non au-delà. Et c’est pourquoi je crois que l’espoir sans horizon n’est pas un luxe réservé aux bons jours. C’est l’oxygène spirituel des mauvais jours. C’est ce qui permet aux gens de continuer à se soucier des autres, à servir et à croire, même lorsque rien n’a de sens. Ce n’est pas de l’optimisme — l’optimisme consiste à s’attendre à ce que les choses s’améliorent. L’espoir, d’après notre expérience, est autre chose. L’espoir, c’est la décision de rester fidèle même si les choses ne s’améliorent pas. Parfois, la vie ressemble exactement à cette image — une route qui s’estompe dans le brouillard. Vous ne savez pas où elle mène. Vous savez seulement que vous devez continuer à marcher. C’est cela, l’espoir sans horizon.
L’espoir sans horizon, c’est la persévérance.
Pour moi, persévérer dans le témoignage signifie garder la lumière — non pas jusqu’à l’apparition de l’aube, mais comme la lumière elle-même lorsque l’horizon a disparu. Et c’est peut-être ce dont le monde a besoin aujourd’hui de la part de l’Église. Pas de doctrines plus bruyantes, pas de structures plus imposantes, mais des communautés qui osent espérer sans garanties. Des Églises qui restent humaines, compatissantes et fidèles même lorsque les résultats sont invisibles. La théologie ne consiste donc pas à prédire l’avenir. Elle consiste à prendre soin d’une foi qui peut survivre lorsque l’avenir disparaît.
L’espoir sans horizon nous enseigne la communauté — car dans le brouillard, personne ne marche seul. Et c’est peut-être ce que Dieu enseigne à l’Église mondiale à notre époque : cesser de dépendre de la certitude, et commencer à dépendre les uns des autres — et de la grâce ».
En conclusion, le message final de l’Assemblée a tenté lui aussi de reprendre le fil d’espoir qui s’est exprimé et affermi au fil des jours de cette Assemblée. Ici aussi quelques extraits :
Message de l’AG CMER, Thaïlande 2025 (extraits)
La CMER croit que la foi chrétienne signifie répondre à l’appel de Dieu à promouvoir la justice et à répondre aux besoins spirituels de tous les peuples dans la transformation du monde, par l’amour de Jésus-Christ.
Notre désir de voir le monde changer doit venir de notre relation avec Dieu et de notre vie dans l’Esprit. Le fait d’être ensemble en communauté avec les autres nous donne la capacité d’approfondir notre spiritualité.
L’appel à témoigner de manière prophétique exige du courage. Nous sommes réformés et en pleine réforme, vivant selon les besoins de l’Église du XXIe siècle. … les réformateurs ont pris des mesures audacieuses qui les ont poussés à sortir de leur zone de confort pour créer quelque chose de nouveau. Nous aussi, nous nous trouvons dans un monde qui exige que nous prenions des mesures audacieuses pour aller à contre-courant à une époque où l’injustice est normalisée et acceptée.
La mission continue d’être perturbatrice et transformatrice, un espoir et un avenir qui appellent l’Église à répondre aux besoins croissants du monde qui nous entoure.
La mission, c’est l’Église en action….
L’appel à la communion est un appel qui exige du courage. Le courage d’agir en fonction de ce que nous avons entendu et observé, de répondre à la nécessité de décoloniser notre gouvernance et notre structure afin de garantir l’inclusion de toutes les voix.
Regarder vers Jésus signifie que nous élaborons une vision centrée sur le fait de suivre Jésus, son enseignement, ses actes, sa vie dans la prière et la communion. Jésus prenait le temps de s’éloigner et de prier. Il prenait le temps de prendre soin de lui-même spirituellement, et nous devrions en faire autant. Le psalmiste a écrit : « Soyez tranquilles et sachez que je suis Dieu. » (Psaume 46:10)
À partir du calme et de la présence de Dieu, nous allons définir une vision pour l’Église aujourd’hui. Une vision d’un avenir où tous sont nourris et libres, un avenir où l’Église est pertinente et œuvre pour démanteler la souffrance normalisée créée par le pouvoir de l’Empire.
La puissance de cette communion centrée sur l’amour de Dieu est la puissance qui peut changer le monde. Que Dieu nous accorde le courage qui transcende les larmes d’hier et d’aujourd’hui.
Amen