J’aimerais partager avec vous quelques-unes de mes pérégrinations spirituelles de ces dernières semaines. J’aimerais en particulier mettre deux passages célèbres du Nouveau Testament en miroir avec l’affirmation de cette chanson non moins célèbre de L. Cohen
Anthem (1992)
The birds they sang
At the break of day
Start again
I heard them say
Don’t dwell on what has passed away
Or what is yet to be
Ah, the wars they will be fought again
The holy dove, she will be caught again
Bought and sold, and bought again
The dove is never free
Ring the bells that still can ring
Forget your perfect offering
There is a crack, a crack in everything
That’s how the light gets in
We asked for signs
The signs were sent
The birth betrayed
The marriage spent
Yeah, and the widowhood
Of every government
Signs for all to see
I can’t run no more
With that lawless crowd
While the killers in high places
Say their prayers out loud
But they’ve summoned, they’ve summoned up
A thundercloud
They’re going to hear from me
Ring the bells that still can ring
Forget your perfect offering
There is a crack, a crack in everything
That’s how the light gets in
You can add up the parts
But you won’t have the sum
You can strike up the march
There is no drum
Every heart, every heart
To love will come
But like a refugee
Ring the bells that still can ring
Forget your perfect offering
There is a crack, a crack in everything
That’s how the light gets in
That’s ho the light gets in
That’s how the light gets in
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I Co. 1. 27-28 : Mais Dieu a choisi ce que le monde estime faible pour couvrir de honte les forts. Il a choisi ce que le monde estime bas et méprisable, ce qui n’est rien à ses yeux pour détruire ce qu’il estime important.
Marc 12.13-17 : On envoya à Jésus des pharisiens et des hérodiens pour le prendre au piège en le faisant parler, et ceux-ci viennent lui dire: …« Est-il permis, oui ou non, de payer l’impôt à l’empereur ? Devons-nous payer, oui ou non ? » Mais lui, sachant leur hypocrisie, leur dit : « Pourquoi voulez-vous me mettre à l’épreuve ? Faites-moi voir une pièce d’argent. » Ils le firent, et Jésus leur dit : « Cette effigie et cette légende, de qui sont-elles ? — De l’empereur César », répondent-ils. Jésus leur dit : « À César, rendez ce qui est à César, et à Dieu, ce qui est à Dieu. »
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J’ai été très interpellé il y a peu par les récentes recherches de la Prof. Christine Lienemann de Bâle sur le « polycentrisme » du christianisme[1], qui exprime la fin de l’hégémonie européenne et occidentale sur l’évolution du christianisme et de la théologie. Cette découverte m’a rendu curieux. J’ai eu l’occasion de rencontrer cette analyse et de l’étendre à notre vision occidentale du monde, de l’histoire du monde, et de découvrir les méfaits de la manière dont nous avons été instruits. Et ceci grâce à un voyage de groupe en Ouzbékistan. J’ai pu y visiter les étapes les plus célèbres de la route de la soie : Tachkent, Samarcande, Boukhara, Khiva, la vallée de la Ferghana…
Cela m’a permis de découvrir à quel point la région de l’Asie centrale avait été le centre du monde pendant près de trois mille ans, entre le 15e siècle avant et le 16e après Jésus-Christ. L’Ouest de l’Europe revendique d’avoir été le moteur de l’histoire mondiale depuis le 16e seulement, et plus spécifiquement depuis la révolution industrielle du 19e siècle.
“There is a crack in everything”, il y a une fissure, une fêlure dans la manière dont on nous expliqué le monde, dans la vision du monde eurocentrée qu’on nous a inculquée. Le Prof. Peter Frankopian, historien des civilisations d’Oxford a parfaitement décrit l’aveuglement scientifique dans lequel nous avons été instruits. Il décrit son propre cheminement dans son livre sur les routes de la soie:
« Pour mon quatorzième anniversaire, mes parents m’offrirent un livre de l’anthropologue Eric Wolf et c’est lui qui m’enflamma. L’histoire de la civilisation, aussi paresseuse qu’admise, écrivait-il, est celle qui veut que « la Grèce antique ait engendré Rome, que Rome ait engendré l’Europe chrétiennes, l’Europe chrétienne la Renaissance, que la Renaissance ait engendré les Lumières, et celles-ci la démocratie politique et la révolution industrielle. L’industrie, mâtinée de démocratie, aurait à son tour accouché des États-Unis, lesquels incarnent le droit à la vie, à la la liberté, à la recherche du bonheur ». Je reconnus aussitôt l’histoire exacte qu’on m’avait racontée : le dogme du triomphe politique, culturel et moral de l’Occident. Mais cet exposé est erroné : il y avait d’autres façons de considérer l’histoire – des façons qui ne consistaient pas à envisager le passé du point de vue des vainqueurs de l’histoire récente. »[2]
En Ouzbékistan, j’ai visité des villes fondées par Alexandre le Grand, réappris les conquêtes et le règne de Tamerlan, visité une communauté juive faisant remonter son histoire à la période suivant l’exil babylonien, vu les lieux de vie d’Avicenne, philosophe et père de la médecine, du fondateur de l’astronomie Al Biruni, ou des mathématiques Al-Gebra, vu les traces de l’Église nestorienne, retrouvé les étapes des voyages de Marco Polo.
Cette route n’était pas seulement de la principale voie commerciale pendant plus de 2000 ans, mais d’un énorme réseau d’échanges entre la Chine occidentale et la Méditerranée qui a fait circuler les idées, les religions, les fourrures, la soie, le papier, les épices, le coton, les fruits, les esclaves, les ethnies. Cette région, de Bagdad à Xinjang ne recouvre pas seulement la patrie d’Abraham, Babylone, le Tigre et l’Euphrate, mais aussi l’Indus, la Perse, l’Afghanistan, le Mur de Chine… En termes religieux, on y croise le bouddhisme, le zoroastrisme, le manichéisme, le mazdéisme, le judaïsme, l’islam et bien sûr le christianisme, en particulier sous ses multiples expressions orientales : Au 16e siècle, il y avait plus de chrétiens en Asie qu’en Europe. Il pénétra jusqu’au Japon.
Notre savoir est sommaire et lacunaire. Et la lumière se trouve dans nos manques. « There is a crack in everything”. Nous avons été éduqués et instruits dans un système de pensée évolutionniste à la Darwin, qui présuppose une progression qualitative, dont nous sommes évidemment la dernière expression, et donc d’une certaine manière le sommet : le plus habile, le plus intelligent survit et domine. Mais en regardant de plus près, on doit constater que l’occident chrétien a été dominateur dans le christianisme, en gros, depuis la création des empires coloniaux jusqu’au tournant du 20e siècle. À peine 400 ans.
Une approche polycentrique de l’histoire des civilisations fait une tout autre lecture. Sans nier d’aucune manière les grandes découvertes faites par l’occident chrétien, les progrès scientifiques et les autres chefs d’œuvre de l’Europe entre le 16e et le 20e siècle, une approche polycentrique identifie tout ce qu’elle doit au reste du monde, en l’occurrence à l’Asie et Asie centrale pour y être arrivé, y compris et en particulier tout ce qu’elle a pris et pillé ailleurs pour exercer sa domination. Mais aussi que cet empire est maintenant en déclin rapide et que nous chrétiens avons mieux à faire que d’essayer de défendre ce modèle à tout prix.
La route de la soie a aussi été la route des religions et des spiritualités. Il n’est pas sans importance pour l’évolution du christianisme que la route de la soie atteigne l’Europe par deux villes chrétiennes, Antioche et Constantinople. Le christianisme s’est beaucoup plus répandu pendant les premiers siècles en Orient qu’en Occident, en particulier grâce aux routes de la soie et des milliers de marchands qui la parcouraient sans cesse. A dos de chameau et de cheval, il fallait paraît-il sept ans pour la parcourir. Marco Polo fit un aller-retour.
Quel rapport avec nos textes bibliques ??
La pensée biblique et la théologie s’originent dans cette affirmation : il y a une fissure dans toute chose ! Il y a une fêlure dans l’être humain, il y a une fêlure dans le monde tel que nous le voyons. On a appelé cela le péché. Il y a quelque chose qui cloche. Il n’y a pas de perfection possible avec l’humain, avec ses pensées, ses actes, ses projets, ses visions, ses constructions. Et parce qu’il en est ainsi, le croyant, le chrétien ne peut pas faire entièrement confiance aux plans humains. Il y a une méfiance originelle dans la foi chrétienne dans la volonté, le pouvoir établi par l’humain. La perfection, la bonté n’est qu’en Dieu seul. Tout ce que l’humain peut proposer comme croyance, comme vision, comme autorité suprême, comme concept universel a une fêlure, et la foi chrétienne le dénonce et le démasque. Il y a une méfiance devant toute autorité qui se proclame absolue, toute vérité ou vision du monde qui s’arroge le droit d’être la bonne et la plus performante pour tout expliquer.
Et c’est dans cette vision critique radicale de toute vérité ou pouvoir suprême que se trouve la vérité de Dieu, la foi. « That’s how the light comes in ». C’est la fêlure qui permet de révéler le caractère avant-dernier de toute construction humaine, par la lumière de sa critique qui laisse Dieu être Dieu, et César César.
Cette réserve fondamentale et radicale du christianisme contre le monde des princes et des pouvoirs s’origine, je le crois, dans cette perception, cette conviction de la fissure, de la fêlure chronique et endémique de la condition humaine et de la finitude du monde. La connaissance et la reconnaissance de cette fêlure et les leçons à en tirer sont l’essence et la lumière de la révélation dont se revendiquent les chrétiens.
On peut encore aller plus loin et affirmer : il y a une fêlure dans la religion. Nous chrétiens croyons à un Dieu qui dénonce tout système religieux. Non seulement Jésus s’est opposé à toute la hiérarchie religieuse de son époque, qu’elle soit orthodoxe-académique comme les pharisiens ou politique-conformiste comme les saducéens, ou terroriste-suicidaire comme les zélotes, ou encore mystique-monastique comme les esséniens. Même s’il a dans son discours beaucoup d’éléments qui sont apparentés à ces mouvements, ces confessions, il a fini par tous se les mettre à dos et être condamné à mort avec leur complicité.
Nous affirmons que cet homme, condamné à mort par les autorités, exécuté comme un vulgaire brigand et esclave, nous affirmons que Dieu s’est pleinement révélé dans ce destin. Notre foi en ce Dieu crucifié que nous affirmons ressuscité contredit et est un scandale pour tous les standards religieux de l’époque mais encore d’aujourd’hui : pas d’élévation de l’âme, pas de mérite, pas de sacrifice, pas de devin, pas d’intermédiaire à vénérer ou à payer, pas de progression de carrière spirituelle, pas de sommet à atteindre, de progression de taux de croissance.
Il y a une fêlure dans la pensée religieuse de l’humain. L’homme ne monte pas au ciel comme Icare, il ne se transforme pas en Dieu vivant lorsqu’il a le pouvoir impérial, ou siège à la Maison Blanche, il ne prédit pas l’avenir comme Elon Musk, il descend du ciel pour nous trouver ici-bas. La foi chrétienne affirme que c’est là la lumière de Pâques qui passe au travers de nos illusions religieuse et morales inatteignables.
Nous avons commencé avec L. Cohen, le juif agnostique et pourtant excellent théologien. Je vous propose de conclure avec une autre poète, noire :Tracy Chapman, tout aussi bonne théologienne, qui a dit avec ses mots l’essentiel de l’espoir chrétien dans une chanson en 1995, « Here’s heaven on earth ».
You can look to the stars in search of the answers
- Look for God and life on distant planets
Have your faith in the ever after.
While each of us holds inside the map to the labyrinth
And heaven’s here on earth
- We are the spirit the collective conscience
We create the pain and the suffering and the beauty in this world
Heaven’s here on earth
- In our faith in humankind
In our respect for what is earthly
In our unfaltering belief in peace and love and understanding
- I’ve seen and met angels wearing the disguise
Of ordinary people leading ordinary lives
Filled with love, compassion, forgiveness and sacrifice
Heaven’s in our hearts
…..
- Look around, believe in what you see
The kingdom is at hand
The promised land is at your feet
We can and will become what we aspire to be
If Heaven’s here on earth
…….
- I’ve seen spirits
I’ve met angels
I’ve touched creations beautiful and wondrous
I’ve been in places where I question all I think I know
But I believe, I believe, I believe this could be heaven
- We are born inside the gates with the power to create life
And to take it away
The world is our temple
The world is our church
Heaven’s here on earth
- If we have faith in humankind
And respect for what is earthly
And an unfaltering belief
In peace and love and understanding
This could be heaven here on earth.
Serge Fornerod, octobre 2024
[1] Christine Lienemann : Metamorphosen des Weltchristentums, ökumenische Theologie in globaler Perspektive, Kohlhammer, München 2023
[2] Peter Frankopan, Les routes de la soie, Editions Nevicata, Bruxelles 2017